L’histoire est un miroir fracturé où chaque éclat reflète une vérité partielle, une émotion, une cicatrice. Thierno Monenembo, avec la plume acérée de l’exilé, pose un regard implacable sur Sékou Touré, et personne ne peut lui demander de pardonner à celui dont le régime l’a contraint à fuir. Mais écrire l’histoire exige plus que la rage, aussi légitime soit-elle : elle convoque la paradoxale obligation de regarder en face les ombres et les lumières d’une époque.
La Guinée, comme toutes les nations nées dans le fracas des indépendances, porte en elle les stigmates d’un combat titanesque contre le colonialisme. Sékou Touré incarne ce moment où un peuple, d’une seule voix, a dit « Non » à l’humiliation. Ce « Non » résonne encore comme un acte fondateur, un souffle de dignité qui traversa l’Afrique entière. Peut-on, au nom des erreurs ultérieures, effacer la puissance symbolique de ce refus ? La France célèbre Napoléon tout en reconnaissant ses guerres meurtrières ; les États-Unis honorent Truman sans nier Hiroshima. Ces nations assument leurs héros ambivalents, non par amnésie, mais parce que l’histoire se construit dans la tension entre la gloire et la tragédie.
Certes, le Camp Boiro hante notre mémoire collective. Les purges, les exécutions, la paranoïa d’un régime qui a dévoré ses enfants sont des plaies ouvertes. Thierno Monenembo, en survivant, en témoin, a le droit sacré de dénoncer. Mais réduire Sékou Touré à un simple bourreau, c’est risquer d’occulter une vérité plus vaste : celle d’un continent qui, à l’heure des indépendances, devait inventer sa souveraineté dans un monde hostile. Les erreurs de Sékou Touré furent aussi le produit d’une époque de coups d’État, de manipulations étrangères, et de rêves révolutionnaires souvent détournés en cauchemars.
La littérature, quand elle est grande, transcende la blessure. Thierno Monenembo, par son talent, a offert au monde une Guinée à la fois déchirée et résiliente. Mais la littérature n’est pas l’histoire. Elle en est une interprétation, une voix parmi d’autres. Si l’écrivain a le devoir de dire sa colère, la nation a celui de construire une mémoire plurielle. Comment honorer les victimes sans nier qu’il exista, dans l’utopie initiale, un espoir partagé ? Comment condamner les crimes d’un régime sans comprendre les peurs qui les ont engendrés ?
La Guinée d’aujourd’hui ne se bâtira pas sur des procès en sorcellerie contre les morts, mais sur un dialogue lucide avec son passé. Sékou Touré fut à la fois le héros de 1958 et l’architecte d’une répression aveugle. Cette dualité n’est pas une exception : elle est le lot de tous les pays qui ont traversé les tempêtes de la décolonisation. Regardons la Russie évoquant Staline, le Vietnam célébrant Hô Chi Minh malgré les répressions, ou l’Algérie et son rapport ambivalent à la révolution. Aucun de ces peuples ne nie les souffrances ; aucun ne renie complètement ses fondateurs.
À Thierno Monenembo, nous devons l’écoute, le respect, et la gratitude pour avoir porté la voix des silencieux. Mais à la Guinée, nous devons plus encore : le refus de la simplification. Notre histoire est une rivière tumultueuse où se mêlent le sang et l’espoir, le courage et la lâcheté. La vraie fidélité envers les victimes n’est pas de maudire éternellement Sékou Touré, mais de faire en sorte que leur sacrifice contribue à édifier une Guinée où plus jamais un Camp Boiro ne soit possible.
Honorez nos devanciers, ce n’est pas canoniser leurs fautes. C’est reconnaître que nous sommes les héritiers d’un passé complexe, où chaque acte, glorieux ou terrible, fait partie de notre ADN national. La réconciliation ne naît ni de l’idolâtrie ni de la haine, mais de la capacité à dire : « Nous étions humains, hier comme aujourd’hui. » Et c’est dans cette humanité partagée, fragile et contradictoire, que réside peut-être la clé de notre avenir.
Kaba 1er
Natif de kankan.