« c’est à partir du moment où j’ai été relevé de mes fonctions de Gouverneur du Sine – Saloum que, pour la première fois, je fus confronté à l’ingratitude des hommes. J’ai pu dès ce moment, constater que, tant que vous êtes une autorité, les hommes vous sont fidèles et sont à vos pieds, mais dès que vous êtes en disgrâce, ou qu’ils vous y croient, ils n’ont plus de considération pour vous et vous tournent le dos.
C’est le cas de ce grand chef religieux qui, lorsque j’étais encore Gouverneur, m’avait demandé de lui installer une coopérative dans un village du Sine. Au moment de quitter mes fonctions, j’ai pensé qu’il valait mieux prendre l’arrêté avant de partir afin que mon successeur puisse finaliser rapidement le projet. J’avais fait cela, avec un zèle qui correspondait au respect que je vouais à ce guide. J’ai donc signé l’acte et je voulais lui dire au téléphone de ne pas s’inquiéter, puisque j’avais tout fait. J’ai eu une grande surprise. Un de ses talibés m’a fait attendre longtemps au téléphone et à la fin quelqu’un d’autre a pris l’appareil pour me dire : « Gouverneur, le marabout vous salue bien, il m’a chargé de vous dire qu’il est très occupé en ce moment mais qu’il vous souhaitait le meilleur ».
Je lui répondis que c’était tout juste pour lui dire que j’avais signé l’arrêté pour la coopérative. Dans mon for intérieur je me disais que ce n’était pas possible qu’il me traitât ainsi.
Que dire également du comportement de ce griot qui était toujours dans nos cortèges en train de crier « Maintenant nous avons le meilleur Gouverneur du pays, un Gouverneur qui nous porte bonheur » ? Il le faisait avec tout ce qu’on pouvait imaginer comme obséquiosité, louanges, ovations et autres envolées dithyrambiques. Pourtant, quand j’ai quitté mes fonctions, il ne savait pas encore que j’étais affecté à un nouveau poste et un jour, sortant du ministère des Affaires Etrangères, je l’aperçus devant la Pharmacie du Rond-Point et me suis dirigé vers lui ; Il me tourna aussitôt le dos et je compris que s’il avait agi de la sorte, c’est qu’il ne voulait pas se compromettre avec quelqu’un qui était en disgrâce ou en tout cas qui était considéré comme tel. Pour le jeune homme de vingt-sept ans que j’étais, qui croyait à tant d’idéaux, voir les hommes se comporter de cette façon fut un choc »