Tierno Monénembo, dans son texte incisif, condamne sans nuance l’élite guinéenne, la rendant seule coupable de l’échec national. Pourtant, une lecture plus équilibrée de l’histoire et de la société guinéenne permet de nuancer son propos et de rejeter cette vision excessivement simpliste et fataliste.
Accuser l’intelligentsia de 90 % des malheurs de la Guinée revient à exonérer les autres composantes de la société de leur part de responsabilité. Or, un pays ne se construit pas uniquement par ses élites, mais par l’ensemble de ses citoyens. La Guinée a traversé des périodes difficiles, marquées par des choix politiques discutables, mais réduire tout cela à une « trahison » des intellectuels est une analyse partiale.
L’auteur semble ignorer ou minimiser le fait que l’élite guinéenne a été, à plusieurs reprises, persécutée, exilée ou réduite au silence. Sous le régime de feu Ahmed Sékou Touré, bon nombre d’intellectuels et souvent les plus émérites ont été emprisonnés ou exécutés. L’élite a donc souvent été victime avant d’être complice. D’autre part, certains de ces intellectuels ont joué des rôles de premier plan dans la résistance aux régimes autoritaires, comme on l’a vu avec l’opposition au troisième mandat d’Alpha Condé ou les critiques ouvertes contre toutes les dérives des précédentes gouvernances du pays.
Comparer la Guinée au Sénégal sans tenir compte des différences historiques, sociologiques et institutionnelles est une erreur méthodologique. Le Sénégal n’a jamais connu de régime autoritaire aussi radical que celui de la Guinée post-indépendance. De plus, le Sénégal a toujours maintenu une relative stabilité institutionnelle, avec une continuité dans le fonctionnement de ses institutions et une culture démocratique plus enracinée. La Guinée, en revanche, a hérité d’un système d’État marqué par la centralisation excessive et la répression.
L’auteur dépeint les chefs religieux et militaires comme des opportunistes serviles, oubliant que ces acteurs ont souvent joué un rôle de médiateurs et de garants de la stabilité sociale. Les imams et prêtres ne sont pas que des courtisans ; beaucoup se sont dressés contre l’injustice et ont défendu des causes populaires. Quant à l’armée, si elle a connu des dérives, elle a aussi produit des officiers intègres qui ont refusé de sombrer dans la corruption et la violence.
Enfin, ce texte fait l’impasse sur les progrès réalisés grâce à certaines élites guinéennes, notamment dans le domaine de l’éducation, des infrastructures et de l’électrification. Il existe des intellectuels engagés, des journalistes courageux, des universitaires qui forment des générations de cadres compétents. Peindre tout en noir, c’est refuser de voir ces efforts et donner une vision désespérante qui peut décourager ceux qui luttent pour le changement.
Plutôt que de condamner globalement les élites, il aurait été plus constructif d’identifier les responsabilités de chacun, y compris celles du peuple qui, parfois, soutient les régimes corrompus par clientélisme ou peur du changement. Ce n’est pas l’élite qui est le problème, mais un système de gouvernance qui a souvent privilégié la personnalisation du pouvoir au détriment des institutions. Ce que la Guinée a besoin, ce n’est pas de culpabiliser ses intellectuels, mais de reconstruire un projet national collectif où chaque acteur joue pleinement son rôle.
Par Aboubacar SAKHO
Juriste-journaliste